Alternance démocratique en Afrique centrale : entre l’illusion de la rue burkinabè et le triomphe du paradigme hégémonique
Par Yvon Muya, Maitrise encours en Étude des Conflits
Le triomphe de l’hégémonie. C’est en ces cinq petits mots qu’il faut résumer la situation politique encours dans la sous-région de l’Afrique Centrale. Généralement utilisé dans le champ des Relations Internationales, le concept de paradigme hégémonique n’avait jamais trouvé son sens en politique intérieure comme c’est le cas dans la crise constitutionnelle qui agite l’Afrique des grands lacs à l’aune des fins des mandats présidentiels au Burundi, au Rwanda, dans les deux Congo et la liste peut encore s’allonger. Cette réflexion n’entend pas s’immiscer dans le débat qui est d’ailleurs fort avancé, notamment à propos de la question du troisième mandat. Nous n’allons pas non plus prendre parti pour un camp contre un autre. L’objet de cet essai est simplement de contribuer à la compréhension des enjeux dans cette partie du continent. Chacun pourra ainsi se faire sa propre opinion.
Avant d’aller plus loin, il nous faut d’abord préciser deux mots : paradigme et hégémonie. Il existe plusieurs définitions du concept de paradigme qu’il ne faut évidemment pas confondre avec une théorie scientifique. Pour cette analyse, nous prendrons la définition de Jean-François Rioux. Pour ce professeur de l’histoire de résolution des conflits, le mot paradigme désigne une image intellectuelle plus ou moins systématique, cohérente et consistante de ce qu’est l’univers(1). Dans le cas qui nous intéresse, l’univers ici, ce sont les pays de la région qui sont agités par la crise constitutionnelle. Et comme le dit l’auteur, à l’intérieur d’un paradigme, plusieurs éléments (rivaux) peuvent coexister et de ce fait, permettre de bien l’analyser. C’est ainsi que nous pouvons avoir à l’intérieur de notre paradigme, les États (le Burundi, le Rwanda et les deux Congo), les acteurs (chefs d’États en poste, opposants, société civile), les classes sociales et les institutions. Autant dire qu’au sein d’un tel ensemble, il ne peut régner qu’un climat de concurrence, voire d’adversité, de manière à savoir quelle perspective est fondamentale pour offrir un nouveau paradigme et stabilité à la région : Institutions fortes ou hommes forts ? Telle est la question qui agite Bujumbura, Kinshasa et Brazzaville voici maintenant plusieurs mois. Face à face donc, la puissance de l’État (paradigme hégémonique) et les oppositions (paradigmes contestataires) souvent épaulées par la masse populaire.
À propos de l’hégémonie justement, Pierre Berthelet évoque, pour la définir, la vision des partisans de la théorie critique. Ceux-ci estiment que la classe dirigeante s’impose non seulement par le contrôle de l’appareil coercitif, mais aussi par son emprise sur les institutions, sur la propagation des valeurs et de visions du monde (2). Les assassinats quotidiens à Cibitoké, un quartier contestataire de Bujumbura, est évocateur à ce sujet. En effet, après la réélection jugée illégale de Pierre Nkurunziza, les forces de l’ordre, aux ordres du pouvoir règlent les comptes, accuse sans arrêt l’opposition sur les médias étrangers. La radio et la télévision publique (sous contrôle du régime) ne diffusant que la version présidentielle. Comment ne pas aussi évoquer le parlement du Congo Brazzaville qui a, en un temps record, fait sauter le verrou de limite d’âge et de deux mandats pour permettre à Denis Sassou Nguesso de briguer un troisième, au moment où à Kinshasa la Cour constitutionnelle suspendait le processus électoral jusqu’à l’élection des gouverneurs des provinces. Institutions aux ordres, dénoncent opposants et société civile de deux cotés du fleuve, confirmant exactement l’attitude appropriée des forces de contestation face à l’hégémon qui contrôle tout. Pourtant dans la droite ligne d’Antonio Gramsci, Robert Cox, adepte de la pensée marxiste, juge peu efficace une telle domination (hégémonie) ‘’assise sur la coercition ouverte et la menace explicite (emprisonnement des opposants, poursuites judiciaires).
Pour Robert Cox, la classe dominante acquiert un pouvoir hégémonique sur les classes dominées que si ces institutions (société civile, parti politique) ne remettent pas en cause son pouvoir...(3). Mais que peut bien changer la formule ‘’Sassoufit’’ !, ce slogan qui a su habilement détourner le nom du président du Congo Brazza ? Que peut bien faire ce ‘’défoulement’’ censé exprimer le ras-le-bol après 30 ans de pouvoir. La question vaut la peine d’être posée. Car comme dans le champ des Relations internationales où les États jouent leur survie ainsi que le rappelle Jean-François Rioux, les pouvoirs n’ont que peu de cas pour les autres acteurs. Dans cette jungle, écrit l’auteur, la survie devient le but fondamental. Les État calculent rationnellement leurs coups pour maximiser leurs ressources de puissance (4) . Si dans le système international les groupes terroristes et toute autre forme de menace sont visés par cette affirmation. Dans le cas qui nous intéresse, le pouvoir contesté n’hésitera pas à se donner tous les moyens pour interdire des manifestations jugées insurrectionnelles (Burundi) ou « pour des raisons de sécurité » comme en a appris à ses dépens le G7 au Katanga en RD Congo, interdit de manifester jusqu'à nouvel ordre.
Il faut ajouter à tout cela la position de la Communauté internationale, toujours déterminante pour faire pencher la balance dans un sens comme dans un autre dans ce genre des situations (On a encore en mémoire la chute de Laurent Gbagbo en 2011). Si à Kinshasa, les appels des États-Unis se sont multipliés pour des élections dans les délais constitutionnels, Washington ne peut pas en revanche faire davantage face à une situation qui se bloque au fur et en mesure que les jours passent. Résultat, la Maison Blanche se contente désormais d’appeler tous les partis congolais à dialoguer. À Brazza, l’élan populaire a de son côté reçu un coup de massue signé François Hollande. En plein débat sur le referendum controversé, le président français n’est pas allé par le dos de la cuillère pour reconnaitre à son homologue de la République du Congo ‘’son droit de consulter son peuple’’. L’odeur du pétrole sent beaucoup mieux que le sang des manifestants tombés dans la répression des forces de l’ordre. Pas d’indignation non plus de la gauche au pouvoir à Paris comme ce fut le cas quand Nicolas Sarkozy s’en prenait en 2007, depuis Dakar, à l’homme noir, qui ne serait pas encore entré dans l’histoire.
À partir de ce moment, une autre question, une dernière, mérite d’être posée. À quoi aura servi l’insurrection populaire au Burkina Faso ? Le 30 Octobre 2014, un an jour pour, lorsque les Burkinabès chassaient leur président, l’Afrique noire s’est mise à rêver à son tour, de vivre son propre « printemps noir ». Accusé des mêmes griefs que ceux reprochés à ses homologues de l’Afrique Centrale, Blaise Compaoré qui voulait modifier la constitution afin de briguer un 3e mandat n’aura tenu qu’une seule journée. En 24 heures seulement, la rue a balayé 27 ans de pouvoir. Mais depuis, le mouvement que beaucoup voyaient contaminer rapidement tout le continent en raison du débat intense sur la révision constitutionnelle, n’a jamais dépassé les limites du sahel. Il a même failli, de peu, subir la confiscation à la suite du putsch manqué du 17 Septembre 2015 mené par le général Diendéré. Dans les capitales de l’Afrique centrale, Blaise Compaoré, le seul à avoir tenu tête à Barack Obama et sa doctrine d’institutions fortes, semble avoir servi de cobail. Entre prudence (pas de confrontation) et fermeté (répression) Bujumbura, Kinshasa et Brazzaville ont su contenir la contestation. Pour Kigali, l’hégémon est très fort. Tellement fort qu'il n'y a pas eu grand chose à faire. La consécration de Paul Kagamé pour des dizaines d’années encore se fait sans beaucoup de peine. L’opposition étant quasi inexistante au Rwanda, l’Assemblée nationale a adopté une révision de la loi fondamentale qui peut maintenir en théorie le chef de l’État en poste jusqu’en 2034.
Que reste-il maintenant aux opposants, aux populations et à la société civile, partisans de l’alternance. Pas grand-chose à ce stade que de constater l’implacable réalité : Au Burundi, malgré les meurtres quotidiens, Pierre Nkurunzinza reste aux commandes. Le retrait du pays de l’Agoa par les États-Unis risque de ne rien changer. La Chine et l’Inde sont d’autres marchés que le président évangéliste n’hésitera pas d’aller explorer. Pour Denis Sassou Nguesso, le soutien de la France est sans ambiguïté. Le géant pétrolier français ‘’Total’’ qui a promis en 2013 d’investir 10 milliards de dollars dans le pays avec une production de 140 mille barils par jour à partir de 2017, peut encore avoir des beaux jours devant lui. Au Rwanda, en dehors de la bonne santé économique (croissance prévue à 7,5 en 2015 et 2016), Paul Kagamé est l’assurance stabilité d’un pays encore traumatisé par un des pires massacres les plus violents que le monde moderne ait connu. Face à ce tableau qui cerne quasiment le congolais Joseph Kabila, difficile de pronostiquer l’avenir politique à Kinshasa. Reste que cette étude l’a démonté, le paradigme hégémonique l’a emporté partout en Afrique centrale face à l’effet Burkina Faso qui ne sera resté que simple illusion…pour l’instant.
1. Jean-François Rioux, « le néo-réalisme ou la formulation du paradigme hégémonique en Relations internationales », Études Internationales, Vol. 1, 1988, pp. 57, 65
2. Pierre Berthelet, « Chaos international et sécurité globale », Éditions publiques Université, books.google.ca, p. 172.
3. Jeune Afrique Économie du 22 Mars 2013, sur l’investissement de Total au Congo Brazzaville
4. Perspectives Économiques en Afriques, rapport 2014