Intervention militaire française en Afrique, de Foccart à Sarkozy, entre camaraderie et défense des intérêts parisiens : des interrogations sur l’aspect humanitaire des opérations
Journaliste et chercheur en étude de conflits
Introduction
L’intervention militaire de la France en Afrique a longtemps fait l’objet de plusieurs controverses. En cause, les contradictions souvent constatées entre les raisons préalables à l’origine du déploiement des troupes françaises dans un pays en conflit sur ce continent et la tournure décalée que prend l’opération une fois sur le terrain. De soutien apporté aux régimes qualifiés d’autoritaires au renversement d’autres défavorables au « pré-carré parisien » en passant la confrontation avec les forces locales dans certains cas, la présence française militaire sur le continent africain suscite encore aujourd’hui, inquiétudes, colère et interrogations. C’est le cas notamment de l’opération « Licorne » déployée en 2002 en Côte d’Ivoire officiellement pour empêcher le massacre des populations civiles, et qui a fini, onze ans plus tard, par jouer un rôle déterminant dans la chute du président Laurent Gbagbo. C’est cette opération Licorne justement qui va nous intéresser. A travers cet article, nous tentons de comprendre pourquoi l’opération Licorne, à l’origine, humanitaire, a pu en arriver à ce genre de revirement. Il s’agira en effet d’évaluer la manière dont cette opération s’est déroulée au fil des années, le discours français et les instruments juridiques qui l’ont accompagné, ainsi que la lecture qu’en ont faite les bénéficiaires, particulièrement, les parties ivoiriennes en conflit. Pour y parvenir, nous nous appuierons sur les textes d’histoire et d’analyse des relations entre la France et l’Afrique en général, et entre la France et la Cote d’Ivoire en particulier.
De manière générale, une intervention humanitaire, comme celle que nous allons examiner dans les lignes qui suivent, est souvent présentée comme l’usage des moyens militaires à des fins humanitaires sous l’approbation des Nations Unies. Ou encore selon Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, l’usage de la force par un État, un groupe d’États ou une organisation internationale, intervenant militairement en territoire étranger dans le but de prévenir ou de faire cesser des violations graves et massives des droits humains les plus fondamentaux sur des individus qui ne sont pas des nationaux de l’État intervenant et sans le consentement des autorités locales (Vilmer,2012, 104). Peut-on, à ce propos, percevoir l’opération Licorne sous l’angle que suggèrent ces définitions ? Quels sont les facteurs qui ont influencé son déroulement dans un sens comme dans un autre ? Pourquoi a-t-elle suscité tant des controverses ? Fallait-t-il vraiment faire recours à la force ou biens, d’autres moyens pacifiques étaient encore envisageables ? Telles sont les questions auxquelles nous allons tenter de répondre au cours de cette étude qui s’articulera de la manière suivante : la première partie sera consacrée au contexte du conflit ivoirien. Elle résumera les faits saillants de la crise en Côte d’Ivoire qui a nécessité l’intervention de la France. Dans la deuxième partie, nous discuterons le déroulement de l’opération Licorne, son histoire, son cadre légal, ses moments de vérité, ses contradictions et son évolution depuis sa mise en place en 2002 jusqu’à ce tournant du 11 Avril 2011 marqué par le renversement de Laurent Gbagbo. Enfin, nous terminerons par une conclusion.
1. La crise en Côte d’ivoire (1999-2011)
À l’image de nombreux pays africains, la Cote d’Ivoire a connu plusieurs crises politiques et des guerres civiles depuis son indépendance en 1960. Dans le cadre de ce travail, nous nous limiterons à la période qui va de 1999 à 2011. Cette période est marquée par le conflit armé qui a nécessité l’intervention militaire de la France. Mais il nous faut d’abord remonter au 7 Décembre 1993 où la mort du père de l’indépendance, le président Felix Houphouët Boigny laisse le pays entrer dans une période d’incertitudes et d’instabilité qui sont les prémisses de la longue crise qui nous intéresse. A l’origine de celle-ci, une réforme de la constitution qui avait prévu de confier au président de l’Assemblée nationale l’achèvement du mandat présidentiel en cas de disparition. Mais elle est diversement interprétée. Ce qui entraine une lutte de pouvoir entre Alassane Ouattara, le premier ministre, et Henri Konan Bédié, le président de l’Assemblée nationale qui finira par l’emporter (Antoine Dulin, 2005, 2).
Dans ce climat fragile, le nouveau président, aidé par ses amis intellectuels de la Curdiphe, officialise le discours de l’ « ivoirité » à partir de 1995, discours qui vise à écarter Alassane Ouattara des élections. Mais bien avant, c’est Laurent Gbagbo qui en fit un thème de campagne lors de la présidentielle de 1990 : pour la première fois dans la presse du Front Populaire Ivoirien (FPI), Alassane Ouattara était qualifié de burkinabè et Gbagbo lui-même traitait les électeurs du Nord de « bétail électoral » (Ruth Marshal, 2005, 23).
Les deux hommes et leurs partis respectifs, le RDR et le FPI, vont malgré tout accepter de légitimer le coup d’État qui porte au pouvoir au le 24 Décembre 1999 le général Robert Gueï et plonge le pays dans la violence. Le discours xénophobe est pourtant amplifié et Robert Gueï sanctifie la ‘’chasse aux allogènes’’. Une nouvelle constitution qui consacre l’ivoirité est adoptée par referendum le 23 Juillet 2000 par 86% des voix exprimées. « Le président de la république de Côte d’Ivoire doit être ivoirien d’origine, né de père et de mère eux-mêmes ivoiriens d’origine et ne s’être jamais prévalu d’une autre nationalité », y est-il stipulé à l’article 35 (Dulin, 2005, 3). Mais Laurent Gbagbo qui remporte la présidentielle d’Octobre 2000 de laquelle Alassane Ouattara est exclu, ne remet pas en cause lui non plus une décision de justice interdisant à Ouattara de se présenter aux élections législatives. Le parti de ce dernier boycotte alors les élections, amplifiant un climat social déjà très tendu. Ainsi que le souligne Antoine Dublin, le pays sombre dans le chaos. La possibilité de conduire la lutte politique par le recours à une rébellion armée et un coup d’État a été banalisée. Les leaders politiques ont entretenu la machine infernale de la division, contribuant à séparer un peu plus les Ivoiriens entre eux (Dulin, 2005, 5).
La France s’est trouvée impliquée dès le début dans cette crise pour « assurer la sécurité des ressortissants français et des citoyens occidentaux », poursuit l’auteur. Elle s’est ensuite engagée début octobre 2002 dans l’opération Licorne avec l’intervention de plus de 3000 hommes pour veiller à la cessation des hostilités et à l’application du cessez le feu, à la demande de la Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest (Dulin, Ibid.). Nous reviendrons en détails sur cette opération dans la section qui suit pour en évaluer les tenants et les aboutissants, ainsi que la justification et les contradictions. Ceci d’autant plus qu’avec ses différentes évolutions, en 2011, en pleine crise postélectorale entre le président Laurent Gbagbo et le candidat du RDR Alassane Ouattara, l’opération Licorne a contribué à la chute et l’arrestation du président sortant. Même si le président Français Nicolas Sarkozy s’est justifié dans sa réponse à la demande du secrétaire général de l’ONU, arguant n’avoir agi uniquement que pour protéger les civiles :
" The president’s statement on 4 April 2011, mentions the use of heavy weapons by ex-president Gbagbo against the civilian population and the ensuing Security Council mandate (Resolution 1975/2011) calling for a halt to the use of such weapons. In this letter Sarkozy made it known that the Secretary-General had requested French support for UNOCI, and that he had given the French forces authorization to act in accordance with the Secretary-General’s request. The last presidential statement on the Elysee’s official webpage dates from 11 April 2011, which is the day when ex-president Gbagbo was arrested. There is no way of telling whether the statement was issued before or after Gbagbo’s arrest " (Katariina Simonen, 2012, 366)
A l’image de différentes actions menées par l’armée française depuis le début de l’opération en 2002, voire avant sur d’autres terrains de conflit, cette justification officielle a toujours eu du mal à convaincre et est jusqu’à ce jour, l’objet de plusieurs interprétations.
2. Opération Licorne : était-elle vraiment humanitaire ?
Près de deux ans après son élection, le président Ivoirien Laurent Gbagbo est confronté à une insurrection armée. Dans la nuit du 18 Septembre 2002, des mutineries ont lieu dans toute la Côte d’Ivoire, notamment dans les principales villes du pays. Bouaké et Korhogo tombent aux mains des rebelles du MPCI (Mouvement Patriotique de Côte d’Ivoire) qui vont peu à peu contrôler 40 % du territoire. C’est ici que la France va immédiatement intervenir dans le conflit proposant à Laurent Gbagbo en visite officielle en Italie à l’époque du soulèvement, de l’accueillir sur le territoire français en attendant le retour au calme. Celui-ci refuse et préfère partir en « croisade » dans «une guerre totale contre les terroristes ». La France condamne la tentative du renversement du gouvernement démocratiquement élu de la Cote d’Ivoire et décide du déploiement, sur le territoire ivoirien, des militaires français de la base du 43eme BIMA pour venir en aide aux ressortissants (Dublin, 2005, 27). Il faut tout de suite souligner ici le motif de cette intervention : «venir en aide aux ressortissants français». Car dans les semaines qui ont suivi, le Conseil de sécurité des Nations Unies, tout en condamnant les violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire intervenues en Côte d’Ivoire depuis le 19 Septembre 2002, se félicitait du déploiement de la force de la CEDEAO et des troupes françaises « pour contribuer à une solution pacifique à la crise , et en particulier à la mise en oeuvre de l’Accord de Linas –Marcoussis(Résolution 1464, 2003).
De la protection des français et d’autres populations civiles, il est important de remarquer qu’il y a certes eu pour la France une urgence humanitaire. Mais très vite une autre étape a été franchie avec cet accord conclu par les belligérants dans une ville française (Linas-Marcoussis) et sans doute avec une certaine influence de la France. Pour Paris, c’est presqu’une obligation d’intervenir et de ne pas laisser se développer une situation incontrôlable dans un pays qui compte beaucoup pour la France. Et la politique militaire française en Afrique en général longtemps passée sous silence, comme le note Danièle Domergue, est là pour corroborer cette affirmation. La France,
écrit-il, a affirmé que l’évolution de l’Afrique intéressait sa sécurité militaire et elle a justifié sa position en disant qu’elle souhaitait assurer la défense des intérêts français, africains, mondiaux et stratégiques. Le terme d’« intérêts » recouvrant aussi bien des intérêts d’ordre économique, politique et stratégique, sans parler de la protection de ses ressortissants (Danièle Domergue, 1998, 118).
Intérêts. Le mot est lâché. Et il permettra d’analyser l’évolution de la Force de la Licorne face à l’attitude des acteurs ivoiriens du conflit ainsi que leurs rapports avec l’ancienne puissance coloniale. Alors que depuis les indépendances, la France a été traditionnellement accusée de néocolonialisme à travers ses interventions militaires sur le continent, ce que les partisans de Laurent Gbagbo n’ont pas manqué de rappeler en pleine opération Licorne, le journaliste du Monde Pierre Biarnes que cite Jean-Pierre Bat résume cette politique française de la manière suivante :
« consolider le pouvoir des dirigeants qui jouaient loyalement le jeu de l’amitié franco-africaine et faire sentir le mors à ceux qui regardaient un peu trop dans d’autres directions; contrer en même temps les visées concurrentes dès qu’elles étaient menaçantes » (Jean-Pierre Bat, 2010, 43).
C’est sans doute dans cette logique que cette analyse, bien que nuancée par Antoine Dublin, perçoit l’économie comme facteur qui a joué un rôle clé dans la crise ivoirienne et l’intervention de la France en Cote d’Ivoire a pu être engagée justement pour protéger les investissements français et contrer Laurent Gbagbo qui, après son élection, avait appelé à une grande ouverture du marché, notamment vers les États-Unis (Dublin, 2005,15). Ce qui n’a pas empêché le discours officiel français à camper sur le prétexte humanitaire pour justifier l’intervention, à l’instar du ministre des affaires étrangères Dominique De Villepin qui déclarait en Décembre 2002 : « il faut bien voir que si la France n’était pas là, une catastrophe aurait déjà eu lieu. Rappelez-vous qu’au Rwanda il y a eu des centaines des milliers de morts ! » (Dulin, Ibidem). Une France animée par la volonté d’éviter une tragédie qu’elle n’a pas pu empêcher en 1994 au Rwanda ? Si la montée de la violence et de la xénophobie dans le pays permettent de répondre dans l’affirmative à cette question, la détérioration des relations entre la France et Laurent Gbagbo sont là aussi pour démontrer que Paris, comme nous l’avons vu, venu défendre un gouvernement "démocratiquement élu" pouvait à tout moment changer de position une fois que celui-ci commençait à échapper à son contrôle. C’est ce qui arrive lorsque le 19 Novembre 2002 le président Gbagbo propose un referendum pour amender la Constitution au sujet des conditions d’éligibilité en général et de celles d’Alassane Ouattara en particulier, la rébellion rejette cette offre sans discussion, exigeant « un nouvel ordre politique ». Mais Paris cède à cette revendication. Et bien que les autorités françaises s’en soient défendues par la suite, l’Accord de Marcoussis, en prévoyant la mise en place immédiate d’un gouvernement de réconciliation nationale « qui disposera pour l’accomplissement de sa tâche, des prérogatives de l’exécutif », conclut implicitement à l’illégitimité, dans l’exercice de ses fonctions, du président Gbagbo. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler les fortes pressions exercées sur celui-ci par les dirigeants français lors du sommet de Paris chargé d’entériner les résolutions de Marcoussis, les 25 et 26 Janvier (Stephen Smith, 2003, 120).
Gbagbo le "rebelle" n'est pas Léon M'Ba ''le fidèle''...
Un traitement de faveur réservé aux rebelles et l’élimination politique de Laurent Gbagbo de plus en plus envisagée, qui tranche avec l’attitude de la France face aux autres dirigeants africains dans les conflits similaires mais qui lui restent encore loyaux. L’exemple du Gabon est très éloquent à ce sujet : Dans la nuit du 17 au 18 Février 1964, le président gabonais Léon M’Ba est enlevé au cours d’un coup d’État organisé par un groupe d’officier militaires. Sitôt informé, Foccart (conseiller de l’Élysée chargé de l’Afrique) tient une réunion de crise et décide d’envoyer des parachutistes contre les putschistes. De Gaule valide le lendemain matin la décision prise par son conseiller. Les éléments français lancent l’assaut sur Libreville le 19 Février à l’aube, prennent le contrôle des bâtiments officiels et affrontent les soldats gabonais au camp de Baraka. L’affaire est close en fin d’après-midi (Jean-Pierre Bat, 2010, 47). « Aucune négociation avec les putschistes. Léon M’Ba doit être réhabilité », déclara d’ailleurs Jacques Foccart. Un soutien que n’a pas pu bénéficier Gbagbo 60 ans plus tard. Bien au contraire. Sous le prétexte de l’attaque d’un camp militaire français qui provoque la mort de neuf soldats Français le 6 Novembre 2004, la France cessait d’être un médiateur pour devenir, de facto, un protagoniste militaire dans la crise ivoirienne (Ruth Marshall, 2005, 25).
Avec la destruction totale de l’aviation militaire ivoirienne par les forces françaises « sur ordre de Jacques Chirac » qui ne pouvait que susciter une réaction violente, Ruth Marshall se demande même pourquoi la réaction française a pris une forme si unilatérale. Nous prendrons en notre compte la thèse d’Antoine Dublin pour comprendre cette attitude désormais ambiguë de la France. Dès le début, écrit cet auteur, la France a choisi d’intervenir dans ce conflit. Elle est intervenue grâce au déploiement de l’opération Licorne qui a vu ses missions évoluer tout au long du conflit, ne se cantonnant plus seulement à la protection des ressortissants. Mais cette implication, de plus en plus importante dans le conflit va susciter de nombreuses critiques, la France se montrant indifférente au développement de la crise, parfois omniprésente, certains allant jusqu’à lui reprocher une politique néocoloniale (Dulin, 2005,47).
Qu’importe, l’essentiel pour Paris n’est pas là. Ainsi que le constate Danièle Domergue, toutes ces interventions faites au nom d’une menace qui n’est en rien extérieure ou au nom de la protection des ressortissants qui ne sont pas d’ailleurs toujours en danger, ramènent le calme dans le pays et assurent la protection des intérêts économiques et stratégiques. C’est le Cas au Tchad avec l’opération « Tacaud » en 1978 qui sauve le gouvernement de F. Maloum, de l’opération « Manta » en 1983 qui assure la survie du régime d’H. Habré de la même manière que l’opération « Épervier » en 1986 qui lui permettra entre autre de se faire réélire à la présidence de 1989. Le phénomène se reproduira avec Idriss Deby que la France a appuyé discrètement dans sa marche victorieuse sur N’Djamena en Décembre 1990 (Domergue, 1998, 127).
Sur l’opération Licorne, les accords de Marcoussis qui ont marqué l’évolution de l’intervention française vers une phase politique, ont non seulement affaibli le président Laurent Gbagbo, mais aussi démontré le soutien de Paris, cette fois-ci, non pas discret comme ce fut dans le cas du tchadien Idriss Deby, mais complètement explicite, à travers un accord dénoncé par Abidjan. Nous notons que le stratégique tendant à éviter tout basculement du pays dans la violence et avec lui, les intérêts économique français, le stratégique donc, se conjugue avec le politique pour conserver dans l’orbite français le pays en conflit. Quitte à sauver le pouvoir en place comme a pu en bénéficier le président gabonais Léon M’Ba en 1964, ou s’en débarrasser comme le tchadien Hussain Habré, écarté au profit du rebelle Idriss Deby. Pour Laurent Gbagbo c’est ce dernier sort que commençait à lui réserver une opération Licorne très tendre avec les rebelles du Mouvement Patriotique de Côte d’Ivoire comme nous l’avons vu précédemment. Si le climat difficile entre les dirigeants français et le chef de l’État ivoirien peut expliquer cette situation, il faut noter que tout dépend aussi de la couleur politique en France...
En effet, avant le lancement de l’opération Licorne, la France est dans une cohabitation à la tête de l’exécutif provoquée par la victoire de la gauche aux élections législatives en 1995. Contrairement à Jacques Chirac, qui, on l’a vu, après avoir retrouvé les mains libres dès 2002 a mené l’intervention française jusque dans les affaires internes ivoiriennes, Lionel Jospin, premier ministre socialiste dès 1997, a dû lui, instaurer une politique dite de « ni ingérence ni indifférence » sur le continent africain : une pratique plus restrictive des interventions militaires bilatérales, limitées prioritairement à la sécurité des ressortissants français et non plus au maintien en place des régimes menacés ( Dulin, 2005, 22). Mais cette politique a eu des conséquences immédiates sur le continent, mais aussi sur une France « obsédée » par la volonté de garder sous son escarcelle les pays de son ‘’pré-carré ‘’. Elle laisse par exemple le Mouvement populaire pour la Libération de l’Angola (MPLA) prendre la tutelle militaire directe du Congo Brazzaville à partir de 1997. Elle laisse aussi la Lybie développer sa présence au Tchad et en République Centrafricaine, détruisant avec une aisance déconcertante l’oeuvre des trois présidents de la République qui s’étaient opposés auparavant à la politique du colonel Kadhafi. Cette doctrine ‘’ni ingérence ni indifférence’’ aura également un impact sur la Côte d’Ivoire. Le coup d’État réussi de décembre 1999 par Robert Gueï contre Henri Conan Bédié, jusqu’alors soutenu par la France, n’entrainera aucune réaction de sa part, notamment militaire, alors que les deux pays sont liés par des accords de défense (Dulin, 2005, 23). C’est sans doute pour mettre fin à cet immobilisme qui commençait à desservir les intérêts français que l’actuel président français François Hollande, bien que socialiste comme Jospin, n’a pas lui, hésité, à lancer le 11 Janvier 2013, l’opération "Serval" sur le Mali qu’il a justifiée de la manière suivante :
« Le Mali fait face à une agression d’éléments terroristes, venant du Nord, dont le monde entier sait désormais la brutalité et le fanatisme. Il en va donc aujourd’hui, de l’existence même de l’État ami, le Mali, de la sécurité de sa population, et celle également de nos ressortissants. Cette opération durera le temps nécessaire. Les terroristes doivent savoir que la France sera toujours là lorsqu’il s’agit non pas de ses intérêts fondamentaux, mais des droits d’une population, celle du Mali qui veut vivre libre et dans la démocratie » (Bruneau Charbonneau, 2014, 602).
Comme le relève Bergamaschi cité par Charbonneau, l’accent mis sur la violence islamiste et terroriste, a bien sûr permis d’arrêter la poussée des groupes terroristes. Mais l’intervention militaire française a aussi contribué à une redistribution du pouvoir au Mali (Charbonneau, 2014, 603). Voilà qui nous renvoie au discours officiel de 2002 du ministre des affaires étrangères Dominique De Villepin, nous l’avons évoqué, qui saluait après le lancement de l’opération "Licorne", une intervention qui a permis d’éviter la tragédie semblable à celle qu’avait connue le Rwanda en 1994 sous les yeux de l’armée française. Mais les différentes évolutions de toutes ces opérations, en particulier « Licorne », ont eu du mal à cacher la volonté de Paris d’obtenir la résolution de la crise dans le sens voulu par lui. L’intervention au Gabon qui nous a démontré comment la France est allée secourir le régime gabonais en 1964 va dans ce sens. La mobilisation du président Sarkozy aussi, après la crise postélectorale de Novembre 2010 en Côte d’Ivoire avec... l'opération Licorne au cœur du « jeu » :
"Several presidential communique´s were issued to this effect shortly after the November election. In these, the president underlined the importance of respecting the will of theIvorian people and the results of the election. Sarkozy stressed that it was Ouattara who was elected president by the Ivorian people, even going so far as to urge the ex-president to step down, and other unfriendly state acts were also directed against ex-president Gbagbo" (Katariina Simonen, 2012, 366).
Il est vrai que le cadre juridique symbolisé notamment par la Résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies demandait aussi instamment à toutes les institutions d’État ivoiriennes, les forces de défense et de sécurités de Côte d’Ivoire (FDS-CI), de se soumettre à l’autorité que le peuple ivoirien a conférée au Président Alassane Dramane Ouattara (Résolution 1975 de l’ONU, 2011). Tout comme la Résolution de l’Organisation Internationale de la Francophonie exigeait de Laurent Gbagbo qu’il transfère immédiatement et pacifiquement le pouvoir au Président Alassane Ouattara, conforment à la volonté exprimée par le peuple ivoirien (Résolution de l’OIF, 12 Janvier 2011). Mais, Il est vrai aussi que dans sa lettre, en réponse à la demande du secrétaire général des Nations Unies, le président français Nicolas Sarkozy affirmait ceci :
"Vous m’avez écrit le 03 avril 2011 pour me demander le soutien des forces françaises aux opérations militaires que l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) va conduire conformément à la résolution 1975 du conseil de sécurité pour mettre hors d’état de nuire les armes lourdes utilisées contre les populations civiles et les casques bleus. Je vous confirme que j’ai donné l’autorisation aux forces françaises, comme vous me l’avez demandé, et conformément au mandat qu’elles ont reçues du Conseil de sécurité, d’exécuter ces opérations conjointement avec l’ONUCI " (Ivorycost.info, lettre de Sarkozy, 4 Avril 2011).
Malgré ces instruments officiels, la presse française n’a pas manqué de pointer les liens
d’amitié entre le président français Nicolas Sarkozy et Alassane Ouattara comme l‘un des éléments à intégrer dans l‘analyse de l’intervention française en faveur de ce dernier pour une opération qui se voulait humanitaire :
Pendant la traversée du désert de Sarkozy (1995-1997), Ouattara était là, écrit par exemple l’hebdomadaire Jeune Afrique. Quand Ouattara a failli être tué par les hommes de Gbagbo en Septembre 2002, Sarkozy a veillé sur lui […]. Jusqu’en 2009, Sarkozy a essayé de croire en la promesse de Gbagbo de faire des élections libres. Puis il s’est lassé des manoeuvres dilatoires de son homologue ivoirien et a reçu de plus en plus souvent Ouattara, à l’heure de l’apéritif […]. Au plus fort de la crise, en mars-avril 2011, les coups de fil entre les deux hommes sont devenus quotidiens. « C’est là que j’ai vu que leur amitié avait un effet, confie un témoin. Quand le camp Gbagbo attaquait, Ouattara et Sarkozy se parlaient presqu’en temps réel, et ça leur permettait de réagir très vite, en saisissant l’ONU et en prenant une initiative militaire » (jeuneafrique.com, 26 Janvier 2011).
Comment dans ces conditions ne pas voir dans le dénouement de la crise ivoirienne qui a vu l’armée française donner des frappes sur les positions des hommes de Laurent Gbagbo, comment ne pas voir, disions-nous, un appui amical sous la couverture d’une opération humanitaire et qui a bénéficié de la sanction des Nations Unies ? Pour le président français, ce genre d’analyse ne passe pas. C’est bien pour lui l’urgence humanitaire qui s’était imposée, et la dernière partie de sa lettre adressée à Ban Ki-Moon n’a pas manqué de refléter cet état d’esprit :
"Je considère, comme vous, que la protection des civils menacés en Côte d’Ivoire est une urgente nécessité, parallèlement aux efforts politiques de l’ensemble de la communauté internationale, visant à résoudre la crise actuelle dans le respect du choix souverain du peuple ivoirien.Je vous prie d’agréer, monsieur le Secrétaire Général, l’expression de ma très haute considération" (Ivorycost.info, lettre de Sarkozy, 4 Avril 2011).
Comme on peut le remarquer, les mots de Sarkozy sont bien choisis : ‘‘ protection des civils menacés‘‘ et ‘‘ urgente nécessité ‘‘. Voilà qui permet de légitimer une action contre celui qui a des armes et qui est susceptible de mettre en danger les civils, et donc Laurent Gbagbo. Alors qu’en évoquant les ‘‘ éfforts politiques de l’ensemble de la communauté internationale ‘‘ , Sarkozy entendait rappeler le caractère désormais multilateral de l’intervention. Du moins en théorie. C’est le moins qu’on puisse dire, à l’instar de Katariina Simonen qui a analysé à la lettre, le discours officiel Français et en particulier du président Sarkozy en marge de ce conflit :
"First, he emphasized France’s role in supporting respect for democracy as a non-negotiable principle for all peoples. Second, he drew attention to the principle of responsibility to protect, which, he said, was applied both in Libya and in Cote d’Ivoire, where leaders were killing their own people. The president went so far as to say that it was an honour for the French to fight for such a just cause. Third, he emphasized that the French had taken military action in strict compliance with their commitments vis-à-vis the UN, and in support of African regional organizations" (Simonen, 2012, 367).
Pourtant, au début de la crise en 2002, lorsque le médiateur sud-africain, le président Thabo Mbeki faisait le constat que : « en tant qu’Africains, nous devons admettre ouvertement que nous n’avons pas réussi à aider les Ivoiriens à mettre un terme à la crise dans leur pays », ajoutant : « C’est précisément à cause de cet échec africain que la France est intervenue militairement, politiquement et diplomatiquement pour aider la Cote d’Ivoire. Et pourtant, cette crise est le type de défi qui requiert des solutions africaines » (Stephen Smith, 2003, 121). Cette intervention française avec les dirigeants d’alors n’était pas allée jusqu’à mettre en avant ce cadre multilatéral et africain pour sauver le régime sous la menace rebelle. Nous pensons donc que l’avènement de Nicolas Sarkozy au pouvoir en France en 2007 a changé beaucoup de chose dans ce qu’allait devenir l’opération Licorne. Le journal français Libération ne dit pas autre chose à ce sujet. Au nom d’une amitié vielle de vingt ans, le chef de l’État français ne s’est pas contenté de le rassurer, écrivait ce quotidien proche de l’opposition socialiste. Il n’a pas hésité de le « coacher », lui donnant des conseils sur la tactique à adopter pour faire plier son rival. Et quand cela n’a pas suffi, Sarkozy a ordonné à l’armée française d’intervenir pour permettre aux soldats de Ouattara, le 11 Avril, de s’emparer de Laurent Gbagbo (Liberation.fr, 26 Janvier 2012).
A partir de ce moment, une autre question se pose, celle de savoir «à quel moment faut-il faire usage de la force? ». Et c’est Jean Baptiste Jeangène Vilmer qui propose cette discussion. Faut-il comme la France de Sarkozy, agir vite pour assurer le pouvoir à un ami ? Ou, intervenir à temps pour éviter un massacre à la rwandaise comme le soutenait, Dominique De Villepin ? (ces interrogations sont les notre). Entre les deux, le bon moment que l’auteur suggère est censé déterminer le critère du dernier ou de l’ultime recours. L’article 33 de la Charte de l’ONU énumère un certain nombre des critères de moyens pacifiques de régler un conflit, rappelle-t-il. L’article 41 donne encore d’autres moyens n’impliquant pas l’emploi de la force armée qu’est susceptible d’utiliser le Conseil de sécurité des Nations Unies. Et c’est seulement si les « mesures prévues à l’article 41 seraient inadéquates ou qu’elles se sont révélées telles » que la charte des Nations Unies envisage l’emploi de la force armée comme un dernier recours dans son article 42 (Jeangène Vilmer, 2012, 104).
C’est sans doute sur ces dispositions que la France a pu s’appuyer pour arracher la Résolution 1975 qui déclenche l’assaut des troupes françaises contre l’armée ivoirienne restée fidèle au président sortant. Tous les moyens pacifiques étaient-ils réellement épuisés ? Ou bien les motivations étaient ailleurs. En finir avec Laurent Gbagbo par exemple, comme nous avons pu le voir?
C’est pour éviter ce genre d’incertitude dans l’évaluation d’une intervention humanitaire que Michael Walzer rejette le critère du « dernier recours ». Parce que, dit-il, nous ne pouvons jamais atteindre le dernier recours ou plutôt être certain que c’était bien le dernier – parce qu’il y a et qu’il y aura toujours d’autres recours à explorer, d’autres pistes dont on pourra dire qu’elles ont été négligées. La notion même du « dernier recours » est donc épistémologiquement faible (Jeangène Vilmer, 2012, 105). Tony Coady cité par le même auteur, note également qu’il y a aura toujours quelque chose, quelque alternative, qui pourrait, ou aurait dû être tentée. Meme si, Jeangène Vilmer n’est pas d’accord avec ces deux auteurs parce qu’estimant pour sa part que cette immensité de recours augmente considérablement le risque d’inertie pour qui voudrait les parcourir un à un (Vilmer, 2012, 105). Mais, dans un conflit comme celui de la Cote d’Ivoire où les intérêts de la France doivent et devaient être préservés, comment évaluer le recours à la force dont l’Opération Licorne s’est prévalue depuis sa mise en place en 2002 jusqu’à la prise du palais présidentiel par les hommes d’Alasse Ouattara en 2011 ?
Tout au long de cet article, l’intervention militaire française en Côte d’Ivoire, nous a plutôt donné l’impression de s’être servie du prétexte humanitaire pour s’assurer qu’un pays de son ‘’pré-carré ‘’ et avec lequel la France a une coopération économique privilégiée, ne puisse pas lui échapper, étant donné les velléités du régime en place sous Laurent Gbagbo, à se tourner vers d’autres partenaires. Il n’est pas question pour nous ici de négliger l’ampleur de la violence qui a touché les deux camps ivoiriens et fait des nombreuses victimes. Toujours est-il que l’histoire de la France dans ce pays, les prises de positions de dirigeants français, souvent au profit de l’opposition à Laurent Gbagbo, vidaient l’urgence humanitaire de tout son contenu dans la mesure où l’opération Licorne est apparue clairement comme un des protagonistes du conflit. N’oublions pas non plus les réseaux, les amitiés entre des personnalités en France et les dirigeants africains. Ces liens qui ont du mal à être dissimilés depuis la fin des indépendances se sont exprimés une nouvelle fois de manière aussi forte à l’occasion de l’intervention Licorne.
Il y a plus de 60 ans, le conseiller à l’Élysée Jacques Foccart a fait usage de l’armée française pour sauver des régimes à Libreville, Lomé ou Bangui. Plus de 60 ans après, c’est Sarkozy qui ouvre la porte du palais présidentiel d’Abidjan à « son ami » Alassane Ouattara. Tous, en utilisant le même moyen, une intervention militaire, pourtant présentée comme humanitaire, laissant aux chercheurs, aux opinions publiques en France comme en Côte d’Ivoire, aux membres des Nations-Unies, et aujourd’hui, à nous même, un débat sans fin, celui de savoir, si l’intervention de la France en Côte d’Ivoire, a vraiment été humanitaire, sans arriver à mettre tout le monde d’accord.
Pour notre part, nous estimons que le déroulement de l’intervention militaire de la France en Côte d’Ivoire doit servir de leçon pour l’avenir. Après avoir laissé le sentiment de l’immixtion de la France dans les affaires politiques d’un pays souverain et laissé derrière, ce pays déchiré jusqu’à ce jour, il est indispensable de repenser de nouvelles méthodes d’intervention pour des conflits où s’entremêlent dispute de pouvoir et urgence humanitaire. Ainsi, puisqu’il faut sauver des vies et éviter des massacres, priorité peut être accordée au désarmement de tous les belligérants dans les deux camps (la France et l’ONU ont les moyens pour faire ce type d’actions). Ceci permettrait d’assurer premièrement la sécurité des civiles et de laisser ensuite une chance à la phase politique du conflit de se dérouler en toute sérénité, et bien sûr sous la supervision de toutes les tierces parties possible. Voilà qui, pour nous, garantira une totale crédibilité à l’intervention humanitaire.
* Bibliographie
1. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, «Quand intervenir ? Le critère du dernier recours dans la théorie de l’intervention humanitaire armée », Raisons politiques 2012/1 (no 45), pp. 104, 105. DOI 10. 3917/rai. 045. 0103
2. Antoine Dulin, « La gestion par la France de la crise en Côte d’Ivoire, de Septembre 2002 à Avril 2005 », Institut d’Études Politiques de Lyon, Séminaire de Relations internationales 2004-2005, pp. 2, 3,3,27,15,47,22,23.
3. Ruth Marshal, « La France en Côte d’Ivoire : l’interventionnisme à l’épreuve des faits », Politique Africaine 2005/2 (No 98), pp. 23, 25.
4. Katariina Simonen, « Qui s’excuse s’accuse…An analisys of French justification for intervenir in Coted’Ivoire», 2012, International Peace keeping, http://dx.doi.org/10.1080/13533312.2012.696387
5. Danièle Domergue, « Coopération et intervention militaire en Afrique : La fin d’une Aventure ambiguë ? », Guerres mondiales et conflits contemporains, No 191, Dossier Renseignement et manipulation dans les guerres contemporaines : Angleterre-Indochine-Algérie (Octobre 1998), pp. 118, 127.
6. Jean Pierre Bat, « Le rôle de la France après les indépendances. Jacques Foccart et la paix gallica », Afrique contemporaine 2010/3 (235), pp. 43, 47.
7. Stephen Smith, « La politique de l’engagement de la France à l’épreuve de la Cote d’Ivoire», Politique africaine 2003/1 (No 89), pp. 120, 121.
8. Bruneau Charbonneau, « Faire la guerre pour un Mali démocratique : l’intervention militaire française et la gestion des politiques contestées », Université Laurentienne, Revue canadienne des sciences politiques, Septembre 2014, pp. 602, 603.
8. Résolution 1464 du Conseil de sécurité de l’ONU du 4 Février 2003, www.onuci.org
9. Résolution 1975 du conseil de Sécurité de l’ONU du 3 mars 2001, www.un.org
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12. www.ivorycost.info , lettre de Sarkozy adressée à Ban Ki-Moon, consulté le 9 Décembre 2015.
13. www.liberation.fr , « Ouattara et Sarkozy, des copains d’abord », publié le 26 Janvier 2012, consulté le 10 Décembre 2015.