Sécurité privée : entre l’affaire Katumbi et un marché de la guerre qui fait main basse sur l’Afrique depuis des décennies

Par Yvon Muya, journaliste et chercheur en études de conflits
La situation politique en République Démocratique du Congo est tendue. Très tendue. À l’origine, l’injonction faite mercredi par le gouvernement congolais au Procureur général de la république d’instruire une enquête judiciaire dans la province du Katanga. Le pouvoir accuse l’ancien gouverneur de cette province passé dans l’opposition de « recrutement de présumés mercenaires, de l’organisation d’un réseau maffieux et d’une entreprise criminelle ». Plusieurs proches de Moïse Katumbi arrêtés ces derniers jours sont en effet soupçonnés de préparer une rébellion. Parmi eux, se trouve son conseiller sécurité. Un ressortissant américain et militaire à la retraite. Dans un communiqué diffusé jeudi, l’ambassade des États-Unis à Kinshasa a rejeté les accusations portées contre son compatriote, affirmant que Darryl Lewis travaille dans une société privée américaine qui fournit des services de consultation à des clients à travers le monde.
Nous présentons dans cet article un aperçu de cette activité qui se démocratise de plus en plus, mêlant business et mercenariat. Les informations sur lesquelles nous nous basons sont tirées d’un excellent article scientifique de Richard Banegas (1998) intitulé "De la guerre au maintien de la paix : le nouveau business mercenaire".
Sociétés privées de sécurité, ces nouveaux maitres du monde…
Un nom symbolise ce business et il est africain : Eben Barlow. Un ancien officier des forces spéciales sud-africaines du régime d’apartheid. Commandant en second du tristement célèbre bataillon Buffalo, Richard Banegas le présente comme responsable de massacre de nombreux militants anti apartheid dans un Afrique du Sud ségrégationniste. Mais avec à la pression internationale, les forces spéciales doivent être démantelées. Eben Barlow anticipe ces bouleversements et fonde en 1989 Exécutive Outcomes (EO) qui va devenir incontournable dans la sécurité privée. Avec Sandline International, une firme britannique, tenue, elle aussi, par un ancien militaire britannique, Tim Spicer (héros de la guerre de Malouines), EO forme un duo d’enfer. Toutes les deux sont des filiales d’un vaste holding, Strategic Ressources Corporation (SRC) créé toujours par le même Eben Barlow. Elles dominent ce nouveau mercenariat « professionnel », mais sont loin d’être les seuls. Pour Richard Banegas, en dehors des groupes britanniques comme le DSL, des sociétés américaines comme le MPRI et Wackenhut (Darryl Lewis appartient sans doute à l’une d’elles), « des dizaines, voire des centaines d’autres sociétés, allant du simple gardiennage à la guerre ‘’clé en main’’ », ont pris d’assaut ce nouveau business.
Finis donc ces temps de
mercenaires à la Bob Denard avec leurs controverses, la vente des armes et le
soutien apporté aux rebellions. Il s’agit ici d’un mercenariat des temps
modernes qui traite avec des gouvernements légitimes, mais aussi avec des privés, avec le feu vert des grands de ce monde. "Des professionnels s’occupent de la sécurité", se vante d’ailleurs souvent
le patron de Sandline International, Tim Spicer.
Selon Richard Banegas (1998) deux facteurs expliquent la montée de ces nouveaux « condottieres », ces nouveaux marchands de la guerre : les bouleversements de l’après-guerre froide et les opportunités financières offertes par la mondialisation. Avec la fin de la guerre froide, les grandes puissances sont de plus en plus réticentes à intervenir dans les conflits à « basse intensité », dans les guerres civiles intra-étatiques et laissent le champ libre aux sociétés privées. Les américains par exemple, ont encore un douloureux souvenir après la perte des 10 de leurs hommes en 1993 en Somalie. Par ailleurs, les réformes structurelles imposées aux États par le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale participent au resserrement des effectifs de l’appareil sécuritaire dans plusieurs pays. Et l’impact est évident sur la qualité des institutions sécuritaires. Résultat, les gouvernements recourent de plus en plus aux services privés.
Le problème est que les secteurs d’intervention ne sont pas uniquement sécuritaire pour cette activité lucrative que plus personne ne peut arrêter. Il y a bien sûr les conseils sur la sécurité, les renseignements ou l’analyse des risques. Mais ces marchands de la sécurité bénéficient aussi de l’exploitation des mines et d’autres ressources naturelles (gaz, pétrole, cuivres, bois, etc.) parfois obtenues sous formes de concessions en payement de leurs services (Banegas, 1998). Des domaines qui révèlent souvent des connexions scandaleuses entre puissances occidentales, gouvernements africains et ces sociétés privées.
Elles font et défont les régimes et font la loi…
Sierra Leone 1998. Renversé par un coup d’État en 1997, le président Ahmed Tejan Kabbah, démocratiquement élu est restauré par les forces de l’ECOMOG, avec l’aide de Sandline International utilisé par le gouvernement britannique de Tony Blair. Alors que la guerre civile fait rage, toujours, en Sierra Leone en 1995, et que les rebelles sont aux portes de Freetown, le gouvernement Strasser fait appel à Branch Energy, une filiale du holding SRC. Ayant rapidement sécurisé la capitale, les « mercenaires » prennent ensuite le contrôle des mines diamantifères de Kono puis des gisements de Sierra Rutile, avant de lancer l’assaut contre le QG de la rébellion en octobre 1996. La facture est salée : un million de dollars par mois. Incapable de payer, en compensation, le gouvernement secouru de Strasser accorde l’exploitation des mines de diamant dans les zones conquises par les troupes d’Executive Outcomes à Branch Energy, puis à Diamond Works, dont est actionnaire Tim Spicer, encore lui.
En Angola, un juteux contrat de 40 millions jette Executive Outcomes dans les bras du gouvernement de Dos Santos. Elle l’aide à moderniser son armée en 1993 pour faire face aux hommes de l’UNITA, son ancien partenaire. Vous avez dit les intérêts ! Tour à tour les hommes de Savimbi sont défaits des installations pétrolières de Soyo, puis des zones minières de Cafunfo. Même si avec la pression des États-Unis, mais aussi du FMI, Executive Outcomes va quitter le pays en 1995 pour être remplacé par son concurrent américain MPRI.
C’est cette collusion entre les grandes puissances et les multinationales sécuritaires qui a notamment contribué à la chute de Mobutu au Zaïre en 1997, écrit encore notre auteur. Il cite Ronco, une petite firme composée d’anciens des Special Forces US qui, « sous couvert de déminage au Rwanda, a vraisemblablement participé à l’offensive contre [le Marechal] en entrainant les troupes rwandaises sur la base de Cyangugu avec l’assentiment du National Security Council et de l’attaché militaire américain à Kigali, Tom Odum » (Banegas, 1998, p.189).
Tombeur de Mobutu, avec l'aide rwando-americaine, le
régime Kabila en sait sans doute beaucoup plus lorsqu'il cible Moïse Katumbi et ces connexions sécuritaires américaines, épouvantables, qui entourent son ancien protégé.
Banegas, R. (1998). De la guerre au maintien de la paix : le nouveau business mercenaire. In : Critique International, Vol 1, pp. 179-194.
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Yvon Muya